Qu'est-ce qui nous émeut? Qu'est-ce qui nous
incite au mouvement? Cheikh Ibra Fall (1855-1930), érudit et grand
connaisseur du Coran et des sciences religieuses de l'islam, avait
soif. Soif d'un maître, soif de Dieu. Un rêve lui annonça que le
maître tant désiré n'était pas une chimère, qu’il n'était
même pas loin, il partit donc à sa recherche. Le vingtième jour du
mois de Ramadan de 1883, Ibra Fall rencontra Cheikh Ahmadou Bamba
Mbacke (1853-1927), à cette époque déjà enseignant de renom
entouré de disciples. La tradition raconte que, dès leur premier
regard, sous un arbre du village de Mbacké Cayor (Sénégal), une lumière est née et ne s'est pas encore éteint.
Dès
cet instant, des turbulences, des épreuves, des récompenses, des
sacrifices et des bénédictions à tout moment, en une spirale de
sensations, ont donné lieu à ce lien maître-disciple fondé sur
l'amour inconditionnel et le dévouement absolu. De ces deux noms est
née une communauté, littéralement appelée « celle qui
aspire » (mouridiyya).
Et, de cette aspiration, des fruits.
A
quelques kilomètres de Mbacké Cayor, lieu du pacte primordial entre
le couple qui changerait radicalement l'histoire non seulement du
Sénégal, mais d'une grande partie de l'Afrique et, aussi, de
l'islam contemporain, se trouve la ville de Touba, centre de la
communauté, "Ville Sainte" dans sa dénomination
populaire. Lieu, en outre, où Bamba et Ibra Fall sont enterrés, où
leurs résonances survivent et, à partir de ce centre, rayonnent
concentriquement bien au-delà de toute frontière politique.
Aujourd'hui,
leur héritage
continue de susciter l'admiration, mais aussi la critique, la même
critique avec laquelle les colons français ont tenté de discréditer
l'initiative de Bamba et de sa communauté. "Fanatiques"
est un mot récurrent dans les archives coloniales. "Fanatique"
est toujours une insulte pour dévaloriser un mode de vie qui défie
les impératifs d'un Marché globalisé et criminel.
Imperturbables,
cependant, les membres de cette communauté aspirante (mourid)
qui réunit plusieurs millions de personnes, poursuivent leur
mission, souvent décrite comme la mystique du travail, et qui
consiste simplement à fondre en une pratique spirituelle les
avantages de la pratique matérielle, et vice versa. Un service à
Dieu qui devient service aux autres. Un service aux autres qui
devient service à Dieu. Actes et mots sans failles, main dans la
main.
L'une
des principales caractéristiques des mourides est leur capacité
d'autogestion et d'entraide. La Grande Mosquée de Touba, grand
effort collectif, à la fois économique et ouvrier qui a duré trois
décennies (de 1932 à 1963), brille tel un exemple de cet effort
collectif. Mais les œuvres de la communauté, constamment
entreprises, sont nombreuses. L'une des dernières a commencé fin
janvier 2020 à l'endroit où se trouvait le stade de football de
Mbacké, tout près de l'endroit où est né Cheikh Ahmadou Bamba.
L'ordre
reçu était clair: honorer l'espace. La communauté Baye Fall
(sous-groupe au sein de la mouridiyya
qui suit les enseignements de Cheikh Ibra Fall) s'en charge, avec la
démolition du stade et la construction de deux daaras
(centres pédagogiques) pour 192 et 144 élèves respectivement,
entre 7 et 17 ans, ainsi qu’une mosquée.
De
cette façon, un centre d'apprentissage et de prière poussent,
tandis que disparaît un temple païen, le stade de football (lieu de
vains efforts, promesses éphémères et rêves arides).
Re-sacraliser la terre est quelque chose d'inhabituel dans ce monde
désacralisé et, par conséquent, déshumanisé.
Hommes
et femmes, familles entières, groupes d'enfants, étudiants,
personnes âgées, tous consacrent volontiers leur temps, leur argent
et leur effort physique à ce travail qui devrait durer quelques
mois. Être présent en ces lieux c’est de s’imprégner de la
vibration d'un accomplissement sans but égoïste, c'est de nager
dans une mer de chants et de poussière, de litanies divines qui
prennent la forme d'un mur, d'un fossé ou d'une canalisation.
Exécution et coordination qui brisent de nombreux préjugés
apparaissant dès lors que le mot « Afrique » est
prononcé.
Le
film suivant, enregistré pendant plusieurs jours entre janvier et
février 2020, se veut un témoignage de ce qui se passe en ces
lieux, au-delà des mots. Un hommage à cette énergie qui
rééquilibre
individu et société, intérieur et extérieur, vie mondaine et
aspiration divine.
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*Bilal Dídac P. Lagarriga est un
journaliste et
écrivain de Barcelone. Il a publié plusieurs livres et gère
également l'organisation oozebap dans le but de diffuser les aspects
culturels et spirituels de l'Afrique et du monde islamique.